Prendre le temps
SEPTEMBRE 2040
Quand on regarde en arrière, il faut avouer que ces vingt dernières années, la montagne a bien continué sur la pente glissante. En vingt ans, elle a pris un sacré coup de vieux. Même nos Alpes, censées être des montagnes jeunes, se sont effritées, fragilisant les pylônes des remontées mécaniques, avalant des routes, dévastant des villages avec ses crues. Le ciel est fou… Et pas la peine de regarder dans le cœur des prunes ou des oignons pour prédire l’hiver : il n’y en a plus. A force de greenwashing, de prétendre que les dameuses à hydrogènes et les panneaux solaires sauveront la montagne, on a prétendu agir. Le Covid-19 ? Un prélude en catastrophe mineure. La suite, vous la connaissez. Le permafrost a foutu le camp et on ne pouvait rien y faire, on n’allait quand même pas poser des frigos dans la montagne ? Les plus grandes voies sont devenues impraticables, trop dangereuses, parfois elles ont tout simplement disparu. L’isotherme est remonté très haut, comme s‘il s’éloignait de la pollution des vallées. Certaines stations de ski ont fermé, et pas les plus petites, d’autres survivent difficilement. La conjonction d’évènements météorologiques radicaux et d’un effondrement de la fréquentation ont eu raison de ces destinations touristiques très vingtième siècle. Une pincée de règlementations drastiques par-dessus et la montagne est devenue anxiogène.
Ce n’est pourtant pas toute l’histoire de ces vingt dernières années. Malgré les catastrophes, la montagne s’est inventé un autre avenir. La génération aux manettes a quand même connecté deux neurones et eu un sursaut de lucidité : elle a banni les moteurs à explosion au profit d’ascenseurs valléens et de trains à crémaillère, elle a supprimé les remontées mécaniques quand elles ne servaient plus à rien et surtout, elle a regardé la montagne différemment. C’est sûr qu’on ne monte plus pour une journée, on ne dévale pas trente-cinq pistes dans la journée… On prend son temps, on est sobre, on monte à la force des mollets et c’est tant mieux ! Small is beautiful, less is better. Le tourisme n’est plus le cœur de l’économie, il y a aussi des sources thermales, de l’agriculture, des sociétés délocalisées en travail à distance. La montagne est peuplée différemment, tout autant voir plus qu’il y a vingt ans. La montagne est redevenue le refuge des happy few. Ce n’est pas qu’elle est réservée aux plus aisés, disons qu’elle est accessible à ceux qui ont le temps. C’est cela la nouvelle richesse.
Texte de Guillaume Desmurs pour le Rise Up magazine #007 dédié au centenaire de la marque Millet. Article paru dans la rubrique « Et après… – Demain, à quoi ressemblera la montagne ? »
Illustrations : Nicolas Thomas